Créativité cherche preneur

Chevaux Noirs - août 2021

Vivre de mes photos n’a jamais été une option envisageable. J’y ai pensé bien entendu mais je savais qu’il y avait très peu de chance que j’y arrive ; tout d’abord parce qu’une grande partie des règles du jeu se fait sur les réseaux sociaux, s’il y a bien une chose que je ne sais pas faire c’est me vendre ou plutôt devrais-je dire que je ne le veux pas. Je connais bien les mécanismes, j’ai regardé et analysé bien assez de comptes, j’ai lu sur le sujet. Je préfère me jeter dans un puits. Il y a une fausseté immense qui colle comme une seconde peau dès que l’on doit appâter.
Les hommes en sont exempts la majorité du temps, on reconnait bien vite leur “talent” et leur “maitrise”, on se congratule entre mecs, le broclub se met en route, on hésite pas à mentir sur 2-3 détails histoire de gonfler ledit talent ce n’est pas grave tout le monde fera comme s’il n’avait pas vu, après tout ça ne fait de mal à personne et ça ne fâche pas les sponsors. Pour une femme on sait bien que, comme pour le monde du travail, elle devra se surqualifier pour être un temps soi peu reconnue. Ce ne sont plus des secrets de polichinelles.
La photographie est un domaine archi saturé, où on vous fait vite comprendre que pour avoir une place vous devez soit avoir de très bonnes relations – as usual – soit produire du contenu toujours plus extrême, dans tous les sens du terme (et ne pas être parent solo). Il était donc très clair que ne rentrant pas dans une catégorie de photo top 3, n’ayant pas envie de m’endetter pour du matos de fou, la croix a vite été tirée. Je mentirai si je disais que c’est passé comme une lettre à la poste : bien sûr que j’en ai été aigrie un temps, bien sûr que j’ai trouvé ça injuste, évidemment je me suis tapée des dissonances cognitives à n’en plus finir. Je suis passée par le théâtral “ô rage ! ô désespoir ! pourquoi pas mooaaaaa” au silence froid et dédaigneux de l’égo blessé.

Comme beaucoup, et c’est vraiment quasi inévitable comme comportement, je me suis laissée embourber dans le très classique “je n’intéresse personne et je ne vends pas donc je n’ai pas de talent”, si tant est que le mot talent puisse encore dire quelque chose. Pourtant ce n’est pas faute de nous rabâcher les oreilles depuis gamin (en tout cas c’est ce que j’ai toujours entendu en tant que cool kid des 90′), l’art ça ne vend pas, faire une école d’art ne sert à rien (sauf si au bout t’as déjà un réseau papa-maman). Sous-entendu qu’on ne peut pas en vivre. L’argent et l’art dans ma tête les deux vont forcément de pair. Etre artiste ok mais en dehors, pour de faux, comme ça vite fait le week-end entre deux couches d’argile auto durcissante.
Au final on se retrouve avec 2 types d’art, celui accroché dans les musées, et celui qu’on veut produire ; admiration sans borne pour le premier, business casse tête infini pour le second. Est-ce que c’était si différent autrefois ? Sans commande les peintres n’avaient plus qu’à jouer aux cartes et aller taquiner la gueuse, certes oui, mais les situations économiques n’ont strictement rien à voir.
Et j’ai beau me dire que si de plus en plus de gens essaient d’en vivre c’est que ça démontre quand même quelque chose d’important, j’ai toujours ce petit doute : est-ce que c’est vraiment par amour créatif ou pour échapper à un modèle du travail de plus en plus insupportable et invivable ? Accolé à celui de l’artiste le fantasme du boulot chez soi est quand même très vif.

Être artiste c’est être précaire, être artiste indépendant (sans maison d’édition derrière par ex) c’est dépendre uniquement du mécénat. Je ne connais quasiment aucun.e artiste qui se maintient sans Patreon ni chaine Youtube associés, quand je dis qui se maintient ça veut dire qui peut se verser un salaire décent tous les mois. Prenez n’importe quelle vidéo ou post d’artiste qui explique leur revenu, c’est flagrant. Beaucoup ont soit un job principal soit un compagnon qui a un job qui peut assurer le quotidien, et sans enfant sinon ça se gâte. Que ce soit les US, UK, l’Europe. Je connais moins pour l’Asie sur ce sujet.

Bon, soit. Les conclusions ne sont pas si compliquées à comprendre : on veut faire du pognon avec quelque chose que l’on aime, être reconnu, se lever après 9h, disposer de son temps comme on souhaite l’arranger, ne pas prendre sa bagnole ou les transports en commun tous les saints jours que l’espace fait. Ca n’a rien d’idiot ni de pathétique. Mais si on commence l’art juste pour ça alors ce n’est même pas la peine de commencer. Il y a une différence entre aimer un loisir et décider d’en faire son job, une fois la ligne franchie ce n’est plus un loisir c’est comme on dit en anglais un “commitment”. C’est marche ou crève. C’est le pas que je n’ai pas voulu franchir au final, ni pour la photo, ni pour l’illustration pour laquelle j’ai la petite prétention de croire que j’aurai pu en faire quelque chose si je m’étais donnée à fond. J’étais persuadée, et je le suis toujours, que je n’aurai jamais retrouvé le plaisir de faire sans contrainte, ce plaisir là si particulier parce que libre de toute obligation. Le même qu’on ressent lorsqu’on est gosse et qu’on se dit oh tiens j’ai envie de dessiner !
Bien sûr si je vends 10 photos en 1 an je ne vais certainement pas cracher dessus, mais c’est le bonus, ce n’est pas ça qui décidera du niveau de remplissage du frigo. Quelle angoisse.

C’est peut-être pour ça non ? que je n’ai jamais pu me lancer. L’angoisse. Mais pourtant c’est l’art qui m’aide à faire baisser les tentions mentales et corporelles, donc logiquement je devrai le faire plus souvent, tous les jours, dès le moindre temps libre, et puis ça me ferait vachement progresser tiens, je pourrai enfin montrer mes oeuvres sans rougir, peut-être même créer un Insta rien que pour ça, et puis pourquoi pas infine ouvrir un Etsy… c’est si facile de se laisser entrainer en pensées, et au final vers quoi on tend ? La thune et la productivité. Il n’y a rien à faire, c’est comme un virus.

Eaux miroir - juillet 2019

Et encore une fois peut-on vraiment blâmer ? Est-ce si “mal” de vouloir se dégager de l’enfer du quotidien, est-ce si mal de vouloir réenchanter les espaces personnels moyennant finance ? On sait tous très bien que non, elle n’est pas là la question, elle est dans notre société qui nous pousse à faire des choix que l’on ne devrait pas avoir à faire, qui nous plante face à des dichotomies insolubles où il n’y a plus de juste milieu. Et, plus que tout, l’art est écarté de nous progressivement. Il n’a pas sa place parce que plus personne – le peuple qui trime quoi – n’a le temps.

Et puis, parlons-en de discours dissonant : il suffit de lire n’importe quelle ribambelle de commentaires – ou d’écouter des conversations de famille ou d’ami.e.s – pour savoir que les gens veulent de l’art mais n’ont aucun problème à rabaisser les artistes. “Ha bon tu t’amuses avec tes crayons/peintures toute la journée alors que y’en a d’autres qui font du 8/18 tous les jours ? Ha ouai tu es photographe, donc tu te balades tranquille toute la journée quoi ça va c’est pas trop dur la vie ?” La jalousie d’un côté et la culpabilité de l’autre : “ouai non mais c’est bon je prends un crayon je fais pareil c’est pas compliqué leur truc là”, “c’est vrai qu’il y a tellement de gens en galère totale qui souffrent à leur taff, qu’est-ce que mes dessins peuvent bien changer, à quoi suis-je utile dans cette société ?”. Sans parler des prix qui sont sans cesse raillés et discutés. On ne connait absolument plus la valeur d’un savoir faire. Je me rappelle encore le choc que j’avais eu lorsque j’ai lu pour la première fois en détail le revenu d’un bédéiste.
Sans plus aucune production artistique quelle qu’elle soit, ni livres, ni films, ni séries, ni BD etc, j’aimerai bien entendre à nouveau ces personnes, m’est avis que l’on aurait, bizarrement, un tout autre discours.

Que l’on ne soit pas dupe, si notre système basculait d’un coup et que l’on pourrait vivre dignement de son art je serai la première à sauter à pieds joints dans l’aventure. Je fais parti de mon temps, j’ai aussi mes périodes où je regarde beaucoup trop de vidéos de quotidien d’artistes indé qui racontent leur business, leur challenge, la partie administrative, leur peine et leur satisfaction. Il y a sans l’ombre d’un doute une partie de moi qui en crève littéralement d’envie, aussitôt rattrapée par ma situation bien plus prosaïque et urgente qui ne me laisse aucune place ni le temps de tenter un essai. Je me console avec ma raison : je sais que cette période de notre époque ne permet pas que certaines situations particulières (qui deviennent de plus en plus courantes) prennent leur temps. Je sais que, présentement en tout cas, mon esprit angoissé, mon être trop dissocié, ne pourraient pas supporter ce stress en plus. Peut-être qu’au fond c’est très bien comme ça, ce que j’essaie de créer est totalement distancié du profit, de la production réglée.

Je crée oui parce que ça me plait, mais surtout parce que ça me fait du bien. Sans cette dimension thérapeutique est-ce que cela aurait eu le même sens ? La même importance dans ma vie ? Est-ce que je ne suis pas là à me prendre un chou énorme pour rien, alors que je pourrai simplement prendre mes crayons ou mon appareil photo et faire mes petits trucs dans mon coin ?
La seule chose qui me fait écrire parfois c’est que je sais les problèmes et errances d’autres personnes que je connais de près ou de loin. Il faut les dire. La joie se répand quand on la partage, la peur, elle, diminue, se transforme. Je veux bien alors me prendre la tête sur des paragraphes entiers si cela allège vos propres réflexions.
Je veux bien me forcer à faire de la place à mes crayons – en essayant de ne pas culpabiliser de faire cette place (décidément on a vraiment tous l’air d’avoir un grain) si cela peut faire resurgir en moi pendant un temps ce jardin luisant. Si cela peut me permettre de mettre un pied devant l’autre chaque jour.

Cette force de création, si vous l’avez, ne la laissez pas s’éteindre ; utilisez-la jusqu’à la lie, pressez-en jusqu’à la dernière infime goutte que vous pouvez extraire de vous, remplissez vous comme un vase sans fond de tout ce qui fait vibrer chaque corde de votre âme, tout ce qui vous retient à cette existence, tout ce qui définie ce souffle qui vous anime, tout ce qui refuse de plier. C’est tout cela qui fait ce que vous êtes, c’est tout cela qui fait ce que vous pouvez offrir au monde.
Et ce monde-là en a grand besoin.

Prussian blue

A page of blues in Werner's Nomenclature of Colours, first published in 1814 and just released in a new facsimile edition

J’aime bien dire que j’ai grandis “dans” la forêt et non pas avec ou à côté d’elle. Il y a une part de vérité certaine dans cette affirmation. Quand je n’y étais pas j’y pensais, et quand j’y étais je pensais à tout ce qui la composait, parfois je ne pensais à rien mais même dans ces rares moments de silence intérieur je dialoguais avec les couleurs de la nature. De fait, le vert a été pendant très longtemps ma couleur favorite. Toutes ses nuances pour être plus précise. Je n’ai jamais su choisir entre un vert sauge velouté et un vert mousse émeraude. Et ces nuances quoi de mieux qu’une forêt pour toutes les voir. J’étais également très attachée à celles du marron et du gris (pour les nuages).

Il y a cependant une couleur qui m’échappait toujours. Je l’aimais certes mais elle était pour moi si énigmatique que, bizarrement, je l’ai évitée longtemps. C’est drôle non, de penser qu’une couleur puisse vous faire ressentir autant de choses contradictoires ? Je crois qu’elle m’émouvait trop, encore plus que les verts d’une certaine manière, j’en avais peur.
Comme quand vous trouvez un tableau si beau qu’il vous fait mal. Vous avez mal de beauté. Votre cœur se serre, vous avez envie de pleurer mais vous ne pouvez pas, c’est tellement “trop” que vos yeux ne peuvent le regarder longtemps ou bien, vous le savez, vous ne regarderiez plus que ça, vous vous perdriez dans ce tableau et votre raison avec.
Il y a des bleu qui me font cet effet, qui m’étreignent le cœur dès que je les vois, je sens bien que cela touche quelque chose de profond en moi, mais c’est comme quand vous tournez la tête pour voir ce que votre œil a capté au coin, quand on bouge on perd. Si je cherche en moi cela s’évapore déjà, je sais que je ne saurais jamais vraiment et je l’espère sinon le sortilège se brisera.

 

Keats, en 1818, en a fait un superbe poème :

” Bleu ! c’est la vie du ciel, le domaine
De Cynthie, le vaste palais du soleil,
La tente d’Hespéros et de toute sa suite,
Le giron des nuages, or, gris, brun.
Bleu ! C’est la vie des eaux – l’océan
Tous ses fleuves vassaux, les innombrables flaques,
Peuvent bien enrager, écumer, bouillonner, mais jamais
Ne peuvent s’apaiser sinon dans le natal bleu sombre.
Bleu ! Noble cousin du vert de la forêt
Marié au vert dans les plus exquises des fleurs
Le myosotis, la campanule, et cette reine
En discrétion, la violette : quels étranges pouvoirs
N’as-tu pas, lorsque tu n’es qu’une ombre ! Mais
combien grands
Lorsqu’en un oeil t’anime le destin !”

 

Dans les arts on dit que le bleu est une couleur froide, et quand on y pense dans la vie quotidienne tout ce qui est froid est représenté en bleu. Pourtant je n’ai jamais associé les deux, en fait en rédigeant cet article je me suis rendue compte que je ne considérais aucune couleur froide et que plus globalement je n’ai jamais ressenti les couleurs en terme de chaleur mais plus en terme d’émotions/sensations, voire de sons, d’où peut-être mon incapacité totale à retenir le cercle chromatique en mettant en opposition ou complémentarité les couleurs suivant le schéma chaud/froid. 
Sur Instagram je poste souvent des œuvres d’arts en story et il est vrai que depuis un certain temps le bleu est devenu une couleur prédominante, parfois je m’extasie tellement devant, en l’écrivant, que j’ai peur de paraitre ridicule. Après tout ce n’est qu’une couleur, pourquoi en faire tout un plat ? Est-ce la malédiction des esthètes de sentir son cœur rater un battement sur des éléments de la vie qui ne semblent pas essentiels à d’autres ? Il y a des gens qui se pâment devant les dernières Adidas moi c’est devant un bout d’étoffe de velours et clairement je ne dis pas que l’un ou l’autre est mieux, mais j’aurai aimé, je crois, qu’une forme de beauté plus simple, plus accessible, soit mieux encouragée, vue, intégrée, diffusée. 

 

Autour de cette couleur (non exhaustif, il y aurait tant à dire) : 

. il existe “l’heure bleue“, il s’agit du moment juste avant l’aube ou quelques secondes après le coucher du soleil, lorsque le ciel se pare d’un bleu très profond (qu’on confond souvent à tord avec du noir).
. le bleu très foncé en grec se dit “Kyanos“.
. le mot bleu n’est arrivé que tardivement, quand quasiment toutes les autres couleurs avaient déjà leur nom. Dans l’Odyssée d’Homère par exemple le mot bleu n’est jamais écrit ! La mer était décrite avec des teintes de violets. En Europe comme on ne savait pas décrire le bleu on le faisait varier dans un spectre large allant du blanc au vert et noir. 
. le tout premier pigment bleu est obtenu, chez les Egyptiens, en broyant de l’azurite. 

Pour finir, quelques œuvres dont les teintes me font chavirer le cœur, je n’en ai choisi que quelques unes sinon j’en aurai pour des pages entières. Il n’y a par exemple aucun Monet alors que ses bleus me transpercent (la 10ème image provient d’une de mes story insta mais je n’ai pas réussi à retrouver l’origine de la photo).

Et vous, y’a t-il une couleur qui vous interpelle particulièrement ? 

 

Cet article inaugure la nouvelle catégorie “Infusion”, je me permets enfin de parler d’art de façon personnelle mais aussi de partager mes tentatives de renouer avec le dessin/la peinture, que j’ai depuis longtemps délaissés.  C’est un exercice qui m’est difficile car m’exposant à la critique mais je prends le risque, mes gribouillages donneront peut-être l’élan nécessaire à quelqu’un d’autre de se lancer et rien que pour cela le jeu en vaut la chandelle.